This Tunisian life (4) – Zlabiya connexion.   

Cette histoire commence à Portland (Maine, USA) pendant le mois de ramadan de l’année dernière. Ou peut-être faut-il la faire remonter à l’enfance, mais cela me semble un détour inutile car vous comprendrez aisément cher.e.s lectrices et lecteurs, si vous allez jusqu’au bout de ce billet que la gourmandise, n’est pas le moindre de mes défauts. A Portland donc, il y a un an, je raconte à une amie que ma nièce plaisante systématiquement à la vue d’un plat de zlabiya, en disant qu’il faut absolument le planquer (sic) avant ma venue, si on espère qu’il en reste un peu pour les autres. J’ai bien mérité, il me semble, l’affectueuse plaisanterie. Devant la zlabiya, je n’ai absolument aucun self-control. Je raconte cette histoire à mon amie alors que nous nous promenons autour de la baie de Portland, pour lui expliquer combien la zlabiya me manque dans le Maine lointain où seule une petite épicerie tenue par des Irakiens me permet de me ravitailler en épices et autres denrées mais point en zlabiya. 

Mon amie, originaire de la ville de Bangalore dans le sud de l’Inde, me demande alors de décrire la pâtisserie en question. Je m’exécute en disant que c’est une patisserie à la couleur orangé et un véritable concentré de tous les péchés : sucre, miel et friture. Elle m’écoute attentivement et me dit amusée : « mais nous avons je crois quelque chose de similaire en Inde, cela s’appelle jelabi !». La proximité sonore des deux mots nous interpelle. Google vient à notre rescousse, les deux pâtisseries semblent identiques. Nous en sommes agréablement surprises et moi qui vis à l’étranger depuis plus de 30 ans, j’en vois mon monde renversé sens dessus dessous. La zlabiya était pour moi une spécificité maghrébine, et je dois le dire, tunisienne. 

Est-ce véritablement la même pâtisserie? Mue par une curiosité toute professionnelle de chercheuse, je veux en avoir le cœur net. J’entreprends en rentrant chez moi de trouver des traiteurs indiens qui livreraient du jelabi. A la bonne heure ! Il y en a un au New Jersey qui livre la friandise. On peut considérer – ma mauvaise foi n’ayant aucune limite – qu’à l’échelle des Etats-Unis, le New Jersey est un état proche du Maine. La livraison va prendre 48 heures. Qu’à cela ne tienne, j’attends patiemment, c’est la science qui l’exige !  Je m’efforce néanmoins de ne pas avoir de trop grands espoirs pour ne pas être déçue s’il s’avérait que le jelabi et la zlabiya n’aient qu’un léger goût en commun. Le colis arrive, et bonheur immense, le délice est identique, avec dans le jelabi, une pointe de citron et de safran que je n’ai jamais relevé ailleurs, mais j’apprendrai par une amie tunisienne que certaines variétés de zlabiya sont, elles aussi, citronnées. 

Reste une question capitale : quel pays a emprunté la recette à l’autre ? Commence alors, le jeu que je préfère au monde : élaborer des théories sans aucune preuve tangible avant d’entreprendre des recherches « sérieuses » sur le sujet. J’ai grand plaisir à maintenir un peu de mystère, rêver des réponses logiques, imaginer des récits, avant d’en venir aux faits…C’est probablement pour cela que tout en aimant l’histoire, c’est la littérature qui a toujours eu ma préférence …

La théorie que j’ai concocté, implique un voyageur, peut-être le grand Ibn Battûta (1304-1368) lui-même, qui lors de l’un de ses voyages en Inde entre 1330 et 1346, a soit pris de la zlabiya avec lui et en a offert la recette aux Indiens, ou soit en a mangé en Inde pour en rapporter la recette jusqu’à Tanger. Et en route, il a fait deux haltes importantes : une à Béja en Tunisie et l’autre à Boufarik en Algérie, deux villes aujourd’hui encore réputées pour leur zlabiya. 

Alors, pour prouver ou abandonner cette théorie, il faudrait voir s’il est question de la pâtisserie dans le récit de voyage qu’Ibn Battûta a dicté en 1354 à l’érudit Ibn Juzayri, sous le titre : Un cadeau pour ceux qui contemplent les splendeurs des cités et les merveilles des voyages, plus connu aujourd’hui sous le titre Les voyages/ الرحلة. Il est fort probable que je n’entreprenne jamais cette lecture. D’abord parce que mon hypothèse repose sur une idée totalement farfelue, ensuite parce que je garde un souvenir assez mitigé des extraits de الرحلة, lus enfant, enfin et surtout parce que, pour tout vous dire, rien ne m’ennuie davantage que les récits de voyages, ce qui est un comble pour quelqu’un qui tient des blogs pour raconter les siens. 

Point de livraison depuis le New Jersey cette année mais quelques grammes achetés dans un lieu réputé pour la qualité de sa Zlabiya, à Bab Mnara, en haut des souks de Tunis, sur les conseils d’une amie qui connaît le quartier et sa ville comme personne. Je vous passe les 20 minutes dans la file d’attente où, à la faveur d’une conversation téléphonique, des non-jeûneurs ont été démasqués et ce à la risée générale. Mais je tiens à dire combien je suis non seulement admirative du savoir-faire déployé par les confectionneurs, mais aussi de leur patience puisqu’ils passent leur journée dans un espace très réduit et dans une chaleur suffocante. 

Echoppe à Bab Mnara, à l’entrée des souks de Tunis.

Quant à l’origine de la Zlabiya, il m’a fallu pour écrire ce billet, me résoudre à effectuer enfin quelques recherches et bien évidemment, l’origine de la pâtisserie demeure en grande partie mystérieuse. Elle est soit andalouse, turque ou tunisienne mais, en tout cas, assez peu probablement indienne. Voici mon monde revenu à l’endroit. Je ne sais pas vous, mais moi, personnellement, je vote sans hésiter pour la Tunisie. 

D’autres y sont aussi allés de leur théorie farfelue, en attribuant au musicien Ziriab (789-857) l’invention de la pâtisserie à qui on aurait donné le nom d’”el ziriabia” qui aurait été par la suite déformé en “zlabya”. Obligé de fuir la cour de Haroun Al Rachid, Zriab avait entrepris alors un long voyage qui l’a mené de Baghdad jusqu’en Andalousie. Au passage, il a fait une escale prolongée en Tunisie, dont il a étudié la musique et il y aurait inventé la zlabya. Peu probable, me semble-t-il, mais je m’incline car comme disent les Italiens: si non e vero e ben trovato

Certains insistent sur le fait que la zlabya serait née à Grenade, avec un grand roi – le grand-père de Boabdil – qui aurait demandé aux plus grands chefs cuisiniers d’inventer une nouvelle pâtisserie. D’autres pensent que la Zlabiya est née par erreur, une pâte tombant par mégarde dans de l’huile bouillante aurait donné naissance aux mets.

Ce qui est certain c’est que la zlabiya attise encore l’imagination et les histoires et je suis reconnaissante de passer ce mois de ramadan dans l’un des lieux qui en maîtrise l’art. Avant même de la déguster, l’attente dans la file puis la promenade de Bab Mnara à l’avenue Bourguiba, en passant par les souks a été un moment de joie simple. Sous un ciel bleu et doux de printemps, Tunis vaillante était plus belle que jamais. Attristée, endeuillée par Gaza et empêchée comme toutes ses sœurs de la région, elle se tient encore debout malgré tout et console comme elle peut celles et ceux qui ont le cœur lourd. En chemin, je me suis fait la promesse que cela serait la seule zlabiya que je mangerai en ce mois de retenue et de méditation, pour garder en mémoire la beauté de ce moment. 

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